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18 novembre 2025

(2/8) Auto-organisation : pourquoi vos équipes ont besoin de prothèses cognitives





Dans le premier article de cette série (Le syndrome du noyau actif : ce que les fourmis nous apprennent sur les trains agiles), j'ai formalisé le "syndrome du noyau actif" :  ce phénomène où 3-4 équipes portent 80% de la charge dans un ART, pendant que les  autres restent en retrait. J'ai montré que ce n'est pas un bug mais une propriété  statistique des systèmes complexes, observables aussi bien chez les fourmis que dans  nos organisations.

Aujourd'hui, on pousse l'analyse plus loin. Parce qu'un aspect frappe immédiatement : les fourmis n'ont ni chef, ni manager, ni réunion de planification. Pourtant, elles s'auto-organisent avec une efficacité redoutable.

Pourquoi ce modèle fonctionne si bien chez elles et nécessite tant de dispositifs chez nous ?

Ce que les fourmis perçoivent : un monde de signaux, d’alertes, de seuils

Dans les espèces monomorphes, c’est-à-dire celles où toutes les ouvrières ont à peu près la même morphologie, la division du travail n’est pas dictée par un ordre. Elle émerge à partir de seuils d’activation. Ces mécanismes sont documentés dans les travaux de Deborah Gordon et d’autres chercheurs en biologie sociale.

Chaque tâche produit des signaux physiques mesurables : la concentration de phéromones sur un trajet, la densité de déchets dans un tunnel, la présence d’un intrus, l’augmentation du nombre d’interactions entre individus. Lorsqu’un de ces signaux dépasse un seuil interne, l’individu se met en action.

Une fois qu’une fourmi se mobilise sur une tâche, son seuil interne diminue. Elle devient plus susceptible de réagir à la même tâche dans le futur, ce qui crée une spécialisation progressive. Le système fonctionne ainsi en boucle continue : perception locale, activation, ajustement. Sans chef, sans plan, sans discussion.

Pour les fourmis, l’environnement est un tableau de bord intégré. Elles “voient” littéralement l’urgence dans la structure chimique et physique du monde qui les entoure.

L’humain n’a pas ça. Et c’est précisément pour cette raison qu’il faut construire autre chose.

L’humain ne perçoit pas les seuils : il doit les fabriquer

Les humains ne détectent pas l’urgence collective en temps réel. Nous n’avons pas de capteurs naturels capables de nous alerter instantanément sur la montée d’un risque, la saturation d’un backlog, la pression sur une capacité ou la hausse d’une dette opérationnelle. Exemple concret : dans un ART que j'accompagnais, une équipe a découvert au sprint 4 (sur 6) qu'une dépendance critique avec une autre squad n'avait jamais été traitée. Personne n'était de mauvaise foi. Mais personne n'avait "vu" le signal d'alerte monter progressivement. Il n'y avait pas de phéromone qui augmentait, pas de densité mesurable qui franchissait un seuil.

Les fourmis auraient détecté ce type de problème dès le sprint 2. Nous, on l'a vu au sprint 4. Parce que personne n'avait construit le capteur.

Nos seuils d’action dépendent de beaucoup de facteurs : la culture, la motivation, la structure de récompense, l’histoire personnelle, la dynamique de l’équipe, le contexte global de l’entreprise. Là où les fourmis sont alignées par la biologie, les humains doivent créer un langage commun.

C’est dans ce contexte que mon parcours entre en jeu. Au fil des missions, dans différents secteurs comme la finance, l’énergie, l’industrie ou le luxe, je me suis souvent retrouvé dans des organisations où chacun agit avec la meilleure intention, mais rarement avec la même compréhension des signaux. Je ne suis pas observateur extérieur. Je suis plongé dans ces environnements, j’y réagis et j’y apprends en continu.

Ce décalage m’a frappé : nos organisations doivent construire artificiellement ce que les insectes sociaux possèdent naturellement. Des règles, des zones d’autonomie, des signaux partagés, des principes de subsidiarité, des clés de décision qui permettent d’agir sans attendre un ordre, tout en restant aligné sur la mission.

Le PI Planning : le dispositif humain qui recrée des seuils

Le PI Planning n’est pas un exercice figé. C’est notre manière de reconstruire à grande échelle des mécanismes que les fourmis possèdent de manière instinctive.

Un PI Planning, c’est un moment où l’on définit ensemble plusieurs éléments essentiels :

  • la mission collective,
  • les signaux qui doivent déclencher l’action,
  • les limites de capacité,
  • les scénarios de réponse,
  • les dépendances critiques,
  • la représentation partagée du risque.

Exemple : lors d'un PI Planning dans le secteur bancaire, nous avons défini un seuil explicite avec les équipes : "Si une Feature a plus de 3 dépendances externes, elle doit être présentée en Scrum of Scrums dès le Sprint 1."

Résultat : au PI suivant, 2 équipes ont levé la main spontanément dès le Day 1 du PI Planning pour signaler leurs Features complexes. Elles n'ont pas attendu qu'on les sollicite. Le seuil était devenu un réflexe.

Ces règles ne sont pas là pour contrôler, mais pour révéler. Le PI Planning ne dit pas aux équipes quoi faire, il rend visible ce qui bloque.


C'est exactement ce que fait une fourmi : elle perçoit un signal (phéromone), franchit son seuil interne, et se met en action. Sauf que nous, on a dû programmer  ce seuil explicitement.


Dans les trains que j’ai accompagnés, que ce soit dans la finance, l’énergie ou le luxe, on observe les mêmes résultats dès que ces éléments sont clairs. Les équipes savent quand agir, ce qui doit les mobiliser, comment répondre et pour quelle raison il faut le faire maintenant. Le système fonctionne, non pas par instinct, mais parce que le cadre est explicite et partagé.

Les fourmis ont des instincts, nous avons des règles

Les fourmis n’ont pas besoin de comprendre la mission. Elle est inscrite dans leur physiologie. Entretenir le nid, défendre l’entrée, nourrir les larves : ces rôles émergent naturellement et les signaux déclenchent l’action sans ambiguïté.

Les humains doivent tout construire. Ils doivent comprendre la mission, s’entendre sur les signaux, définir ce qui constitue une urgence, expliciter les comportements attendus. Sans cela, les organisations évoluent inévitablement vers les mêmes patterns :

  • des "passagers silencieux" qui attendent que d’autres se mobilisent,
  • des équipes qui ne bougent que tardivement,
  • des décisions qui se dispersent,
  • une surcharge sur les mêmes personnes,
  • un sentiment diffus de désalignement.

Ce n’est pas un problème moral. C’est une limite biologique. L’auto-organisation humaine nécessite des dispositifs explicites qui rendent les signaux visibles et les seuils compréhensibles.

Conclusion : ce que les fourmis nous apprennent vraiment

L’auto-organisation n’est pas un mythe. Elle fonctionne, mais elle n’est pas naturelle chez l’humain. Pour atteindre l’efficience d’une grande colonie, nous devons créer artificiellement les éléments que les insectes détectent instinctivement : des seuils d’activation, des signaux partagés, une mission claire et un cadre qui transforme l’intention en action collective.

Le PI Planning est l’un de nos capteurs artificiels. Il remplace ce que la biologie ne nous a pas donné : une perception commune du réel et un langage partagé de l’urgence.

Retenez ceci : l'auto-organisation n'échoue pas chez les humains. Elle nécessite simplement des prothèses cognitives. Le PI Planning en est une. Les boards visuels en sont une autre. Les rituels de risques également. Là où les fourmis ont des antennes, nous avons des frameworks.

Avec cet article, la série avance. Après avoir étudié le noyau actif et la nécessité des seuils collectifs, le prochain texte se penchera sur un autre mécanisme des colonies : la spécialisation. On explorera les castes, les rôles fixes et la manière dont nos silos organisationnels émergent, ainsi que les leviers pour en sortir grâce aux flux transverses.

Rendez-vous dans quelques jours pour la suite.



Sources: 

Gordon, D.M. (2010) "Ant Encounters: Interaction Networks and Colony Behavior" (Chapitre 3 sur les seuils d'activation)


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