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22 novembre 2025

(3/8) Vos équipes sont-elles des Atta ou des Pogonomyrmex ? De component teams à feature teams

 




Dans les deux premiers articles de cette série(article 1 et article 2), j'ai exploré le comportement des fourmis monomorphes, celles où tous les individus ont la même morphologie. J'ai montré comment le syndrome du noyau actif émerge naturellement dans les grands groupes et pourquoi l'auto-organisation humaine nécessite des "prothèses cognitives" que les fourmis possèdent biologiquement.

Aujourd'hui, je m'intéresse à un autre modèle biologique : les fourmis polymorphes. Celles dont les rôles sont déterminés génétiquement, à la naissance, de manière irréversible.

Et c'est précisément ce modèle que nous avons reproduit artificiellement dans nos organisations.


Précision importante : Je ne compare pas un individu humain à une fourmi, ce serait absurde. Un humain et une fourmi n'ont rien en commun à l'échelle individuelle. Ce qui est comparable, c'est le comportement de grands groupes alignés sur un même objectif. Chez la fourmi, cet alignement est naturel : des réponses biologiques à des stimuli. Chez l'humain, il doit être construit artificiellement. Comme l'écrivait Gustave Le Bon dans Psychologie des foules (livre que j'ai adoré lire et que je vous recommande fortement), un grand groupe d'humains n'est pas la somme des individus qui le composent, mais une entité à part entière (foules anonymes, sectaires, castées, juridiques, professionnelles,criminelles, heroiques, ...) avec sa propre dynamique et pour chacune il decrit les fondamentaux, comment interagir avec elles, comment les "manipuler", etc ...

C'est cette dynamique collective que j'observe et que je tente de comprendre.


Les castes génétiques des fourmis Atta

Les fourmis champignonnistes du genre Atta sont fascinantes. Vous avez peut-être déjà vu ces étranges ballets de fourmis transportant des morceaux de feuilles. Elles les découpent dans la nature et les ramènent au nid pour cultiver un champignon dont elles se nourrissent. C'est de l'agriculture, ni plus ni moins.

Pour que cette organisation fonctionne, plusieurs rôles sont nécessaires : récolter les feuilles, cultiver le champignon, s'occuper des larves, nourrir la reine, nettoyer le nid, défendre la colonie contre les prédateurs.

Chez les Atta, ces rôles sont prédéfinis par la taille des individus à la naissance. Les minores (moins de 5 mm) s'occuperont des cultures, des larves et du nettoyage. Les médias (5 à 10 mm) se chargeront de la récolte des feuilles et de la rénovation du nid. Les majors (15 mm) défendront le nid contre les intrus.

On appelle ce phénomène le polymorphisme de caste. La morphologie à la naissance détermine le travail que la fourmi fera toute sa vie. Et cela ne change plus.

Certaines espèces poussent cette spécialisation à l'extrême. Chez les Myrmecocystus, certaines ouvrières naissent avec un abdomen élastique qui sert de réservoir pour stocker de la nourriture. Ces fourmis restent immobiles dans une galerie, l'abdomen gonflé de liquide sucré que les autres viennent siroter. Ce sont des citernes vivantes. Chez les Camponotus, certains individus naissent avec une tête en forme de bouchon qu'ils encastrent dans l'orifice d'entrée de la fourmilière pour bloquer le passage. Ce sont des portes vivantes.

Ces rôles sont déterminés génétiquement. Immuables. Une minore ne deviendra jamais une major. Une citerne vivante ne défendra jamais l'entrée du nid.

Ce modèle est redoutablement efficace dans un environnement stable. Les fourmis Atta cultivent leur champignon depuis des millions d'années avec une organisation quasi industrielle. Mais cette hyperspécialisation a un coût : la rigidité. Si l'environnement change, si de nouvelles contraintes apparaissent, les Atta sont démunies. Un soldat ne peut pas devenir une ouvrière. Face à l'imprévu, elles sont moins bien armées que leurs cousines monomorphes, capables de se réallouer sur les tâches selon les besoins.

C'est précisément le problème des organisations en silos face à l'incertitude.


Les castes artificielles de nos organisations

Dans mes missions de transformation, je retrouve systématiquement le même schéma. Des équipes organisées par composant technique : l'équipe front-end, l'équipe back-end, l'équipe data, l'équipe infrastructure, l'équipe sécurité. Chacune experte dans son domaine. Chacune efficace sur son périmètre.

Ce sont des component teams. L'équivalent organisationnel des fourmis Atta.

Le problème, c'est que la valeur métier ne se découpe pas en composants techniques. Une fonctionnalité utilisateur traverse le front, le back, la data, l'infrastructure. Et quand chaque équipe optimise son silo, personne n'optimise le flux de valeur.

Chez un assureur du CAC 40, j'ai accompagné une transformation sur un programme stratégique de refonte d'une offre d'assurance auto qui avait près de 40 ans. Six à sept équipes travaillaient sur ce programme (+ une armée d'equipes extérieures qui maintenaient l'existant le temps de notre programme), chacune sur son stream technique. Chaque équipe pensait répondre aux exigences qu'on lui soumettait.

Mais quand on mettait le tout ensemble, ça marchait rarement. L'intégration était un cauchemar récurrent. Les équipes se renvoyaient la balle. La frustration montait. Les tensions s'installaient. La défiance se généralisait entre équipes, entre l'IT et le métier, entre les équipes et le management.

J'entendais des verbatims comme :
- "Les equipes sont frustrées car elles font de leur mieux, elles reussissent leur engagement, mais quand on integre le tout ça marche pas." (Scrum Master)

- "On livre notre partie, mais ça ne fonctionne jamais en bout de chaîne" (Developpeur)

- "On ne sait jamais ce que font les autres équipes" (Tech-Lead)

Ces équipes étaient devenues des minores et des médias organisationnelles. Hyper-spécialisées dans leur composant, incapables de livrer de la valeur de bout en bout.

Le rôle du management dans le renforcement des silos

Ce que j'ai appris au fil des transformations, c'est que les silos ne se maintiennent pas tout seuls. Ils sont souvent renforcés, parfois involontairement,  par le management.

Un manager qui a construit sa légitimité sur l'expertise d'un domaine technique peut percevoir le décloisonnement comme une perte de pouvoir. L'autonomisation des équipes pluridisciplinaires redistribue les cartes. Et ce que le coach ou le RTE construit en journée, le manager peut le déconstruire dans ses one-one avec les membres des équipes ou lors de ses interventions en période de crise.

Ce n'est pas de la mauvaise volonté. C'est souvent de l'incompréhension ou de l'inquiétude face au changement. Mais l'effet est le même : les castes artificielles se renforcent au lieu de se dissoudre.

La clé, c'est d'embarquer le management dès le départ. Non pas comme spectateur, mais comme acteur et sponsor de la transformation.


Les feature teams et les flux transverses comme levier de décloisonnement

La cible, ce n'est pas de reproduire le modèle des Atta (castes fixes). C'est de tendre vers celui des Pogonomyrmex (articles 1 et 2) : des équipes capables de s'adapter, de se mobiliser sur les flux de valeur plutôt que sur des composants techniques.

On appelle ces équipes des feature teams, des équipes pluridisciplinaires, des squads autonomes. Peu importe le nom. L'idée est la même : une équipe qui possède toutes les compétences nécessaires pour livrer une fonctionnalité de bout en bout, sans dépendre d'une autre équipe pour chaque étape.

Le levier principal : les Features transverses

Le passage de component teams à feature teams ne se décrète pas. Il se construit progressivement, en utilisant les flux de valeur comme levier de décloisonnement.

Concrètement, cela signifie découper le backlog non plus par composant technique, mais par Minimum Marketable Feature (MMF) – des fonctionnalités qui traversent les silos et obligent les équipes à collaborer.

Quand une Feature nécessite du front, du back et de la data, elle force les compétences à se rapprocher. Au début, c'est de la coordination entre équipes. Progressivement, les compétences se redistribuent. Les équipes apprennent à livrer ensemble. Puis à livrer seules.

Le PI Planning comme révélateur et catalyseur

Le PI Planning est le moment où les dépendances artificielles deviennent visibles. Quand vous mettez 70 à 100 personnes dans une salle (ou en visio) pendant deux jours pour planifier un trimestre, les silos se révèlent au grand jour.

"Pour livrer cette Feature, on dépend de l'équipe X au sprint 2, de l'équipe Y au sprint 3, et de l'équipe Z au sprint 4."

Ces chaînes de dépendances sont le symptôme des component teams. Le PI Planning les rend explicites. Et ce qui est explicite peut être traité.

Le pilotage des risques et des dépendances devient alors un outil de décloisonnement. Chaque dépendance identifiée est une opportunité de questionner l'organisation : pourquoi cette compétence n'est-elle pas dans l'équipe qui en a besoin ?


L'importance d'embarquer le management

Aucun des leviers vu précédemment ne fonctionne, si le management reste en dehors de la transformation. 

Chez l'assureur du CAC 40, nous avons mis en place un LACE (Lean-Agile Center of Excellence) dès les premières semaines. Ce comité de pilotage réunissait le management IT et métier, le RTE, et moi-même en tant que coach.

L'objectif : faire du manager un acteur de la transformation, pas un spectateur inquiet. Quand le manager porte lui-même des actions de transformation, quand il participe aux arbitrages, quand il voit les progrès semaine après semaine, il devient un allié au lieu d'un frein potentiel.

Comme l'a noté une Product Manager / Product Owner Sénior qui a travaillé sur ce programme : "En seulement quelques semaines, Pierre a réussi à relever le défi de convaincre de la nécessité de passer à une réelle organisation d'agilité à l'échelle, de la faire accepter aussi bien par le top management que par l'ensemble des contributeurs." (Recommandation visible sur mon profil linkedin)

C'est cette double adhésion, top management ET équipes, qui permet de casser durablement les silos.


Ce que j'ai testé chez un assureur du CAC 40

Le contexte était difficile. Une offre stratégique à transformer (plusieurs milliards d'euros de chiffre d'affaires), une méthodologie nouvelle pour le groupe, des équipes habituées à travailler en silos depuis des années.

La transformation s'est déroulée en plusieurs étapes :

D'abord, structurer le collectif. Mettre en place le train agile, les rituels, le PI Planning. Créer un espace où les équipes se parlent, où les dépendances deviennent visibles, où les problèmes se traitent ensemble plutôt que chacun dans son coin.



Ensuite, piloter les risques et les dépendances de manière systématique. Chaque dépendance identifiée au PI Planning était suivie, traitée, et questionnée : comment faire pour ne plus avoir cette dépendance au prochain trimestre ?

Enfin, faire évoluer progressivement la structure des équipes. De component teams vers feature teams. Pas en un jour, mais sur plusieurs quarters. En redistribuant les compétences. En formant. En accompagnant.

Les résultats :

Après trois mois, le débit des équipes avait progressé de 45%. L'équipe était devenue prédictible : ce qu'elle s'engageait à faire, elle le faisait.

Le pilote déployé au bout de 1 an sur 200 agences a généré +20% sur les affaires nouvelles, là où les agences sans le nouveau produit stagnaient à +1%.

Un architecte qui a participé au programme témoigne : "Il a accompagné l'équipe à lancer son premier train. Il a réussi à réaliser plusieurs cadences à succès. J'ai beaucoup appris à ses côtés." (Recommandation visible sur mon profil linkedin)

Une Product Manager note : "Grâce à son coaching, les membres de l'équipe ont avancé vers le travail en autonomie et responsabilisation." (Recommandation visible sur mon profil linkedin)

C'est exactement la transition des Atta vers les Pogonomyrmex : des équipes qui ne sont plus cantonnées à leur caste, mais capables de s'adapter, de collaborer, de livrer de la valeur ensemble.


Ce que je retiens

Les fourmis Atta sont génétiquement spécialisées. Leurs castes sont immuables. C'est efficace dans un environnement stable, mais fragile face à l'imprévu.

Nos organisations ont reproduit ce modèle artificiellement avec les component teams. Des équipes spécialisées par composant technique, efficaces dans leur silo, mais incapables de livrer de la valeur de bout en bout.

La bonne nouvelle, c'est que contrairement aux Atta, nos castes ne sont pas génétiques. Elles sont construites par l'organisation, les process, les outils, et souvent renforcées par le management.

Ce qui est construit peut être déconstruit.

Les leviers sont concrets : des Features transverses qui obligent à traverser les silos, un PI Planning qui rend les dépendances visibles, un pilotage des risques qui questionne l'organisation et surtout un management embarqué comme acteur de la transformation.

Le passage de component teams à feature teams ne se décrète pas. Il se construit patiemment, trimestre après trimestre. Mais les résultats sont là : des équipes autonomes, responsabilisées, capables collectivement de s'adapter à l'imprévu.

Comme les fourmis monomorphes.


Et vous ? Vos équipes sont-elles des Atta ou des Pogonomyrmex ? Quels leviers avez-vous testés pour casser les silos ?



Dans le prochain article, nous explorerons un autre enseignement des colonies : la reine ne commande rien. Ce que cela signifie pour le leadership dans nos trains agiles.


Références :

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