Dans tous les Trains Agiles SAFe (ART) que j'ai accompagnés, le même constat revient : 3 ou 4 équipes portent 80 % de la charge, pendant que les autres semblent moins actifs. Pendant longtemps, j'ai cru que c'était une question de motivation, de compétence ou de culture d'équipe. Jusqu'à ce que je découvre des schémas recurrents de transformation en transformation. Ces observations sont confortées par les travaux d'une biologiste qui étudie les fourmis du désert depuis trente ans.
Précision importante : Cet article n'est pas une étude scientifique. C'est le récit d'un praticien qui a observé un phénomène récurrent, cherché à le comprendre et testé des solutions concrètes. Les travaux de Gordon m'ont fourni un cadre explicatif puissant, mais ce que je partage ici relève avant tout de l'expérimentation terrain.
Pendant des années, mes repères pour comprendre les organisations venaient de deux mondes qui n'ont, en apparence, rien à voir. D'un côté mon métier de projet en entreprise et particulierement dans l'IT et les trains SAFe ainsi ma passion pour l'histoire militaire. Ces lectures m'ont aidé à repérer des constantes : les schémas d'engagement, les zones de friction, la subsidiarité, l'autonomie locale dans un cadre clair.
J'ai d'ailleurs consacré un article entier à ce sujet : https://www.knowledgeladder.blog/2024/08/lattaque-des-titans-une-lecon-dagilite.html
Ce qui m'a surpris, c'est que mes observations trouvaient un écho inattendu dans les travaux de Deborah M. Gordon, professeure à Stanford, qui étudie depuis plus de trente ans l'organisation collective des fourmis du désert d'Arizona.
Ces recherches éclairent un phénomène que tous les RTE, PO et managers ont déjà observé : dans un ART, une partie des équipes porte la majorité de la charge alors qu'une autre partie semble beaucoup moins sollicitée.
Ce n'est pas un jugement. C'est un fait qui revient partout.
Le modèle de Gordon : comment les fourmis se répartissent le travail
Dans les colonies de fourmis monomorphes (où tous les individus ont la même morphologie), il n'existe ni castes génétiques ni chef qui distribue les rôles. Pourtant, une division du travail finit par apparaître.
Les recherches de Gordon montrent que cette répartition ne résulte pas d'un plan, mais d'un mécanisme simple : chaque fourmi possède un seuil d'activation différent pour chaque tâche.
Concrètement : tant que le niveau de stimulus (odeur, phéromone, besoin détecté) reste sous ce seuil, la fourmi n'accorde aucune attention à la tâche. Mais dès que le seuil est franchi, elle se mobilise pleinement.
Les fourmis au seuil d'activation le plus bas se mettent en mouvement les premières. À force de répéter ce rôle, leur seuil baisse encore. Elles réagiront donc de plus en plus vite la prochaine fois.
À l'échelle d'une colonie entière, ce modèle produit un phénomène observé dans les simulations comme sur le terrain : un noyau d'individus devient très actif et un groupe plus large reste en retrait, prêt à intervenir uniquement lors des pics d'activité.
Surtout : plus le groupe grandit, plus cette inégalité d'engagement se renforce.
Ce n'est ni une question de motivation ni une question de personnalité. C'est une propriété statistique d'un système complexe.
Ce que cette analogie éclaire (et ses limites)
Évidemment, une équipe agile n'est pas une fourmilière. Les fourmis n'ont pas d'ego, pas de fatigue psychologique, pas de conflits interpersonnels. Elles ne se disent pas "cette Feature est trop risquée pour nous".
Ce qui renforce cette analogie, ce sont des expériences comme celle-ci : des vidéos montrent des fourmis résolvant des problèmes qu'un humain résout beaucoup plus vite individuellement. Mais dès qu'on met un très grand nombre d'individus à l'œuvre, les comportements déployés sont étonnamment similaires. Par exemple, pour faire passer une forme complexe par des ouvertures trop petites, fourmis et humains adoptent les mêmes stratégies collectives (vidéo : https://www.youtube.com/shorts/C_nuRq8nJPA).
Ce que les travaux de Gordon éclairent pour les fourmis, c'est le mécanisme statistique sous-jacent : dans un système où les individus ont des seuils de réactivité différents, une distribution inégale de l'engagement finit par émerger, même sans intention.
Cette grille de lecture ne remplace pas les facteurs classiques, compétence, motivation, culture d'équipe. Elle les complète. Elle explique pourquoi, même avec des équipes motivées et compétentes, vous observez quand même ce déséquilibre.
Chez les fourmis, les seuils sont en partie génétiques. Chez les humains, ils sont construits : par l'expérience, par la confiance en soi, par l'historique de l'équipe. Et c'est une bonne nouvelle : cela signifie qu'on peut agir dessus.
Non pas pour "corriger" le phénomène, ce serait illusoire, mais pour l'atténuer suffisamment pour éviter l'épuisement du noyau actif.
Ce que j'observe dans mes missions
L'expérience de terrain montre que dans un ART de dix à douze équipes, on retrouve systématiquement :
- un noyau de squads qui réagit vite aux priorités et prend volontiers les sujets difficiles
- des équipes mobilisées lors des pics, mais moins sollicitées en régime normal
- une capacité "tampon" capable d'aider en cas de rush, mais rarement en première ligne
Exemple concret : chez un client du secteur bancaire, sur 11 équipes, 3 squads prenaient systématiquement les Features complexes dès le PI Planning. À la fin du trimestre, ces 3 équipes avaient livré 75 % de la Business Value totale :
- Squad A : 8 Features, dont 5 à forte BV
- Squad B : 7 Features, dont 4 à forte BV
- Squad C : 6 Features, dont 3 à forte BV
- Les 8 autres équipes : 12 Features au total, majoritairement à BV faible ou moyenne
Cette répartition s'explique aussi par des différences réelles de compétences, des dettes techniques inégales, des dynamiques de PO plus ou moins impliqués, des choix conscients d'équipes qui préfèrent la stabilité.
Mais même en tenant compte de tous ces facteurs, le phénomène du noyau actif persiste. C'est là que le modèle de Gordon devient éclairant : il explique pourquoi ces déséquilibres se renforcent au lieu de s'équilibrer naturellement.
Les équipes n'ont pas le même seuil d'activation. Certaines réagissent dès qu'une situation devient urgente. D'autres attendent que la tension soit plus forte. La répétition renforce ce phénomène. Plus l'ART est grand, plus cette répartition se creuse.
J'ai entendu ce verbatim d'un RTE : "On sait déjà qui va lever la main avant même qu'on affiche les Features. Et franchement, on commence à s'inquiéter pour elles."
À quoi sert de comprendre ce phénomène ?
Comprendre le syndrome du noyau actif ne signifie pas qu'il faut le combattre systématiquement. Dans certains contextes, il est fonctionnel : si le noyau actif est stable, sans signes d'épuisement et que les équipes périphériques préfèrent des sujets routiniers, pourquoi intervenir ?
Mais dans beaucoup d'ART, ce phénomène devient problématique.
Signes d'alerte :
- Turnover élevé dans les équipes du noyau actif
- Verbatims du type "On n'en peut plus, on porte tout"
- Features critiques qui échouent quand le noyau actif est en congé
- Perte de compétences dans les équipes périphériques
L'objectif n'est pas de supprimer le noyau actif. C'est d'élargir progressivement le cercle des équipes capables de monter en puissance.
Une piste que j'ai testée : le pilotage par les risques
Face à ce constat, j'ai cherché des leviers d'action. J'ai testé plusieurs approches : rotation forcée des Features (échec), pairing inter-équipes (résultats mitigés), formation ciblée (trop long). Ce qui a fonctionné de manière durable, c'est le pilotage structuré par les risques.
Attention : ce n'est pas une solution miracle. Cela ne marche pas partout. Mais dans mes missions, c'est le dispositif qui a produit les résultats les plus tangibles.
Le principe : lors du PI Planning, nous collectons systématiquement les risques identifiés par les équipes. Pas uniquement les risques techniques, mais aussi les dépendances, les incertitudes métier, les sujets d'architecture. Pour chaque risque, nous définissons des plans d'action suivis tout au long du PI.
Le pilotage par les risques fonctionne parce qu'il crée des signaux d'urgence artificiels. Comme une phéromone de danger pour les fourmis, un risque identifié et suivi produit un stimulus qui abaisse le seuil d'activation des équipes. Ce qui était 'pas encore urgent' devient 'à traiter maintenant'."
Ce dispositif produit un effet inattendu : il éduque progressivement les équipes à identifier des seuils d'action-réaction. Au lieu d'attendre qu'un problème devienne bloquant, les équipes apprennent à repérer les signaux faibles. Elles anticipent.
C'est exactement le mécanisme que Gordon observe chez les fourmis : à force de répétition, le seuil d'activation baisse.
Dans un ART, le pilotage par les risques crée des occasions répétées pour les équipes de détecter des tensions avant qu'elles ne deviennent critiques. Avec le temps, ce réflexe s'installe. Le seuil de mise en mouvement des individus et des équipes s'abaisse naturellement.
J'ai provoqué ce changement chez plusieurs clients. Je forme les équipes à poser leurs risques dès le PI Planning, pas uniquement les gros blocages, mais aussi les signaux faibles. Puis je suis ces risques avec elles, toutes les semaines. Je coache les équipes pour qu'elles acquièrent les bons réflexes : anticiper plutôt que subir, verbaliser tôt plutôt que tard.
Au bout de deux ou trois PI, le changement est visible. Une squad initialement en retrait commence à lever des risques de manière autonome. Trimestre après trimestre, elle identifie des problèmes de plus en plus tôt. Son seuil d'activation a baissé.
Retour sur le client bancaire : après 3 PI de pilotage structuré par les risques :
- 2 équipes supplémentaires ont commencé à prendre des Features complexes
- La BV livrée s'est rééquilibrée : 60% pour le noyau initial, 40% pour le reste
- Le taux de risques identifiés au PI Planning a augmenté de 40%
Un contre-exemple : Chez un client assurance, j'ai tenté la même approche. Échec. Pourquoi ? Parce que le management utilisait les risques comme outil de contrôle et de blame. Résultat : après 2 PI, les équipes ont arrêté de remonter les risques réels.
Le pilotage par les risques n'est efficace que si :
- Le train a une culture de la transparence (pas de punition pour avoir levé un risque)
- Les équipes ont la permission d'agir (pas de micro-management)
- Le RTE/SM accompagne activement la montée en compétence
Ce n'est pas immédiat. Cela prend plusieurs PI. Mais l'effet est durable. Et surtout, ce dispositif respecte la nature du système : il ne cherche pas à imposer une répartition artificielle de la charge. Il éduque le collectif à détecter et traiter les tensions avant qu'elles ne deviennent des urgences.
Ce que je retiens (et ce que vous pouvez en faire)
Les travaux de Deborah Gordon ne m'ont pas donné une méthode. Ils m'ont donné un cadre pour comprendre ce que j'observais : le syndrome du noyau actif n'est pas un bug, c'est une propriété des systèmes complexes.
Ces travaux ne contredisent pas mes observations sur les organisations militaires. Ils les confirment et leur donnent un socle scientifique. Ce que je croyais être des questions de culture d'équipe est en réalité structurel.
Ce que je partage ici n'est pas une vérité scientifique. C'est une expérience de praticien : voici ce que j'ai vu, voici ce que j'ai testé, voici ce qui a marché (et ce qui a échoué).
Si vous reconnaissez ce phénomène dans votre ART, posez-vous ces questions :
- Le noyau actif est-il en souffrance ? (turnover, épuisement, frustration)
- Les équipes périphériques perdent-elles en compétences ?
- Le train est-il vulnérable en cas d'absence du noyau actif ?
Si oui, il est temps d'agir. Pas pour supprimer le déséquilibre, mais pour l'atténuer.
Quelques pistes à explorer :
- Pilotage structuré par les risques (mon levier principal)
- Pairing inter-équipes sur les Features complexes
- Rotation progressive sur les sujets critiques
- Formation ciblée sur les signaux faibles
Votre contexte sera différent. Vos contraintes aussi. Mais peut-être que ce cadre d'analyse vous aidera à poser un diagnostic plus précis.
Et vous ? Avez-vous observé ce syndrome du noyau actif ? Comment le gérez-vous ? Partagez votre expérience en commentaire.
Références :
- Gordon, D.M. (1987) "The regulation of foraging activity in red harvester ant colonies"
- Mon article sur L'Attaque des Titans et l'agilité : https://www.knowledgeladder.blog/2024/08/lattaque-des-titans-une-lecon-dagilite.html
Note : Dans un prochain article, je détaillerai les autres leviers que j'ai testés avec leurs résultats terrain.
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