Dans une colonie de fourmis, la reine ne commande rien. Elle ne tient pas de réunions. Elle ne fixe pas d'objectifs. Elle n'arbitre pas. Elle ne vérifie rien.
Pourtant, la colonie fonctionne. Des milliers d'individus s'organisent, se spécialisent, collaborent. Le nid est entretenu. La nourriture récoltée. Les larves nourries. Les menaces repoussées.
Pas de chef. Pas de plan. Pas de CODIR.
Juste une organisation distribuée.
Dans nos trains agiles, combien de leaders pensent encore devoir tout piloter ?
Le mythe de la reine
La "reine" des fourmis est un des plus grands malentendus de la biologie populaire. On l'appelle reine parce qu'elle est plus grosse et reste au fond de la fourmilière, protégée. Mais ce titre est trompeur.
La reine ne règne sur rien. Elle ne gouverne personne. Elle ne donne aucun ordre.
Elle pond. C'est tout.
Elle s'est accouplée pendant le vol nuptial, puis elle a quitté sa colonie d'origine pour fonder la sienne. Depuis, elle pond des œufs. Encore et encore. Pendant 20 ou 25 ans. Des centaines de milliers d'œufs.
C'est son seul rôle. Elle n'a aucune visibilité sur ce qui se passe à l'extérieur de sa chambre royale. Elle ne sait pas si les réserves sont pleines. Elle ignore si le nid est attaqué. Elle ne connaît pas l'état des cultures de champignons.
Il n'y a pas de chef dans une colonie de fourmis.
Personne ne pilote l'activité. Personne ne distribue les rôles. Personne ne vérifie les objectifs.
L'organisation émerge des interactions locales. Chaque fourmi réagit à son environnement selon des seuils biologiques. De cette multitude d'actions décentralisées naît une cohérence collective.
Dans nos organisations, combien de leaders se prennent pour des reines et tentent de tout commander ?
Les prothèses de vision collective
Dans l'article 2 de cette série, j'ai montré que les fourmis possèdent des seuils d'activation biologiques. Nous, humains, devons construire des prothèses cognitives – le PI Planning, le DoR, le DoP – pour compenser ce que la biologie ne nous a pas donné.
Pour la gouvernance, c'est la même logique.
Les fourmis ont une vision intrinsèque inscrite dans leur ADN : servir la colonie, la protéger, trouver de la nourriture, élever les larves, maintenir la propreté. Cette vision guide chaque action. Aucune reine n'a besoin de la rappeler.
Nous n'avons pas ce code génétique.
Quand 80 personnes réparties entre la France, la Roumanie,Espagne et l'Inde doivent collaborer sur un programme stratégique, rien dans leur ADN ne leur dit "voici la vision commune, voici ton rôle, voici comment tes efforts s'alignent".
C'est pour ça que nous créons des rituels d'alignement. Le PI Planning. Le Sprint Planning. Les PO Syncs.
Ces événements ne sont pas de la bureaucratie. Ce sont nos prothèses de vision collective. Des moments où 80 cerveaux se synchronisent : "Voici où nous allons. Voici pourquoi. Voici comment chacun contribue."
Sans elles, chaque individu optimise dans son coin. Avec elles, le collectif converge.
Et c'est là que le rôle du leader devient critique. Non pas pour commander, mais pour garantir que ces rituels existent, qu'ils sont respectés, et qu'ils créent réellement de l'alignement.
Quand le leader se prend pour une reine
Il y a quelques années, j'ai accompagné un train agile dans un grand groupe de services. L'objectif : créer un train de déploiement capable de lancer d'autres trains dans l'organisation.
Le programme avait tout pour réussir. Budget. Équipes compétentes. Sponsor.
Sauf que le leader du train, qui occupait une fonction de Program Manager, avait une vision très particulière de son rôle.
Elle pensait être la reine. Celle qui doit tout savoir, tout contrôler, tout piloter.
Chaque jour, elle organisait des "catchup" individuels avec chaque rôle clé. Product Owners, Scrum Masters, architectes, Business Owners. Elle voulait savoir dans le détail ce que chacun avait fait, pourquoi, comment. Elle mettait la pression. Les blocages n'étaient pas des problèmes à résoudre collectivement, mais des occasions de pointer du doigt.
Quand un désaccord surgissait, elle ne facilitait pas la résolution. Elle montait les gens les uns contre les autres.
Mon rôle était RTE. J'essayais de protéger les équipes. De créer de l'espace pour qu'elles s'organisent. De faire remonter les tensions structurelles plutôt que de pointer des individus.
La tension est devenue palpable.
Un jour, alors que je lui expliquais qu'un train agile ne se pilote pas comme un projet en cycle en V, elle m'a coupé : "Pierre, je suis certifiée SPC comme toi. Je connais SAFe."
La certification. Comme si le badge garantissait la posture.
Les semaines ont passé. Les plus seniors ont commencé à partir ou à s'opposer. Seuls les plus dociles sont restés. Le projet a échoué.
Pas parce que les compétences manquaient. Pas parce que le budget était insuffisant. Mais parce qu'une personne pensait devoir être la reine qui gouverne, alors qu'elle devait créer les conditions pour que le collectif prospère.
Dans une colonie de fourmis, si la reine tentait de commander chaque geste, la colonie mourrait.
Le leadership distribué qui fonctionne
Quelques années plus tard, j'ai accompagné un autre train. Chez Renault, domaine Production Engineering.
Le contexte était complexe. 80 personnes sur quatre pays. France, Roumanie, Ukraine, Inde. Un programme stratégique avec des enjeux techniques et métiers imbriqués.
La responsable du domaine, Céline Tourlet, aurait pu tomber dans le même piège. Tout contrôler. Tout vérifier. Micro-manager.
Elle a fait l'inverse.
Elle a accepté la posture de servant leader.
Dès le départ, elle m'a donné la place pour jouer mon rôle de RTE. Elle ne cherchait pas à piloter chaque geste. Elle créait le cadre. Elle s'assurait que les acteurs clés étaient présents. Elle arbitrait quand c'était nécessaire. Mais elle ne micro-manageait pas.
Nous avons mis en place un LACE local, hebdomadaire. Ce comité n'était pas un organe de contrôle. C'était un espace de pilotage : suivre les progrès, traiter les irritants, ajuster la trajectoire. Céline portait elle-même des actions. Elle ne les déléguait pas pour disparaître. Elle était actrice, pas spectatrice.
Au bout de quelques mois, les résultats sont apparus :
- Une vision partagée et une roadmap commune
- Les Business Owners ont commencé à jouer pleinement leur rôle
- Une planification trimestrielle tenue
- La Business Value mesurée continuellement
- Le niveau d'alignement métier/IT est devenu solide
- La prédictibilité et la confiance ont progressé trimestre après trimestre
Dans sa recommandation LinkedIn, Céline a écrit :
"Sa contribution a été décisive pour faire adhérer tous les acteurs à la démarche et définir une roadmap pragmatique. Il a su s'appuyer sur ses expériences auprès d'autres clients pour proposer les actions prioritaires, nous aidant ainsi à nous concentrer à chaque incrément sur un effort de transformation ambitieux mais réaliste. Chaque étape franchie n'a fait qu'augmenter notre motivation à aller plus loin."
Chaque étape franchie n'a fait qu'augmenter notre motivation.
C'est ce qui se passe quand le leadership est distribué. Quand les gens sont responsabilisés. Quand on leur donne un cadre où ils peuvent prendre des initiatives.
Céline n'était pas la reine qui commande. Elle était la leader qui crée les conditions.
Ce qui ressort de des expériences reussies : le leadership moderne ne consiste pas à piloter chaque geste, mais à créer l'environnement où le collectif peut performer.
Ce que ça signifie concrètement
Quand je dis que le leader ne commande rien, je ne dis pas qu'il ne fait rien. Son rôle est essentiel. Mais il est différent de ce qu'on imagine.
Le top management crée le cadre stratégique, pas les micro-décisions.
Il définit la vision. Il alloue les budgets. Il valide les grandes orientations. Il s'assure que les trains sont alignés avec la stratégie. Mais il ne descend pas dans le détail des Features ni dans l'organisation des sprints. Il fait confiance aux Business Owners et aux équipes.
Le RTE facilite, il ne commande pas.
Le RTE n'est pas un chef de projet. Il anime le PI Planning. Il pilote les risques et les dépendances. Il s'assure que les équipes ont ce dont elles ont besoin. Il protège le train des interférences. Mais il ne dit pas aux équipes comment faire leur travail.
Les Scrum Masters protègent, ils ne gèrent pas.
Les SM ne sont pas des chefs d'équipe. Ils sont les garants du cadre agile. Ils facilitent les rituels. Ils lèvent les obstacles. Ils accompagnent l'équipe dans sa montée en maturité. Mais ils ne pilotent pas l'exécution.
Les Business Owners définissent la valeur, ils ne dictent pas les solutions.
Les BO expriment les besoins métier. Ils priorisent. Ils valident que ce qui est livré apporte de la valeur. Mais ils ne disent pas aux équipes techniques comment implémenter.
Le principe de subsidiarité : la décision au niveau le plus pertinent.
Dans une colonie de fourmis, chaque individu prend les décisions qui le concernent localement. Personne ne remonte à la reine pour savoir s'il faut ramasser cette graine.
Dans un train agile performant, c'est pareil. Les décisions techniques sont prises par les équipes techniques. Les décisions métier par les Product Owners et Business Owners. Les décisions stratégiques par le management. Et chacun fait confiance à l'autre.
Quand un manager descend trois niveaux en dessous pour micro-manager une décision technique, il devient le goulot d'étranglement. Il tue l'autonomie. Il déresponsabilise.
Quand on responsabilise les gens, qu'on leur donne un cadre où chacun peut prendre des initiatives, on produit collectivement beaucoup plus de valeur que de mettre tout le monde en attente des décisions de quelques individus.
Ce que je retiens
La reine des fourmis ne commande rien. Elle n'a aucun rôle de gouvernance. Pourtant, la colonie fonctionne.
Pourquoi ? Parce que l'organisation est distribuée. Parce que chaque fourmi réagit à son environnement selon des règles simples. Parce qu'il n'y a pas de goulot d'étranglement central.
Nous, humains, n'avons pas le code génétique qui guide les fourmis. Nous devons créer artificiellement ce qu'elles possèdent naturellement : des prothèses de vision collective (PI Planning, Sprint Planning) et des prothèses cognitives (DoR, DoD, pilotage des risques).
Mais une fois ces prothèses en place, le leadership moderne ne consiste pas à tout piloter. Il consiste à créer les conditions pour que le collectif prospère.
J'ai vu deux trains. L'un où le leader pensait devoir tout contrôler. Il a échoué. L'autre où le leader créait le cadre et faisait confiance. Il a surperformé.
La différence n'était pas dans les compétences techniques. Elle était dans la posture.
Le leader qui se prend pour une reine tue la colonie. Celui qui accepte de distribuer le pouvoir la fait prospérer.
Et vous ? Dans votre train, le leadership est-il distribué ou centralisé ? Les décisions sont-elles prises au bon niveau, ou tout remonte au sommet ?
Dans le prochain article, nous explorerons un autre enseignement des colonies : le PI Planning comme jeu de biens publics, et pourquoi le collectif peut s'effondrer si rien n'est prévu pour éviter le free-riding(passage clandestin).
Références :
- Gordon, D.M. (2010) "Ant Encounters: Interaction Networks and Colony Behavior"
- Article 1 : Le syndrome du noyau actif
- Article 2 : Auto-organisation : pourquoi vos équipes ont besoin de prothèses cognitives
- Article 3 : Vos équipes sont-elles des Atta ou des Pogonomyrmex ?
- Article détaillé sur cette transformation : Une transformation agile vue de l'intérieur
- Sur le rôle du RTE : Release Train Engineer : postures, défis et réalités du terrain
- Sur l'importance du leadership : Et si le vrai moteur de l'agilité, c'était le leadership ?
- Claude AI (Anthropic) : assistance à l'analyse
- Recommandations LinkedIn : Profil Pierre Medina
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