Série "Ce que les colonies de fourmis enseignent à l'agilité"
Dans les trois premiers articles de cette série, j'ai exploré comment les fourmis s'organisent collectivement : le syndrome du noyau actif, les prothèses cognitives, le passage des castes fixes aux rôles flexibles.
Aujourd'hui, je m'intéresse à un autre phénomène : comment une colonie gère les "passagers clandestins", ces individus qui profitent du travail collectif sans y contribuer.
Et vous allez voir que c'est le problème central de nos PI Planning.
Le jeu de biens publics chez les fourmis
Imaginez une colonie de Pogonomyrmex barbatus au lever du soleil dans le désert de l'Arizona. Deborah Gordon, la biologiste de Stanford qui les étudie depuis 30 ans, observe l'entrée de la fourmilière.
Première vague : quelques dizaines de fourmis sortent du nid. Ce sont les patrouilleurs. Elles explorent les environs, attaquent tout ce qui se présente, sécurisent la zone. Puis elles rentrent.
Deuxième vague : des centaines de fourmis sortent à leur tour. Ce sont les fourrageuses. Elles ramassent les graines découvertes et les ramènent au nid.
Troisième vague : d'autres fourmis sortent, chargées de déchets, qu'elles déposent au loin.
Ce ballet continue jusqu'à la tombée de la nuit.
La question : qu'est-ce qui empêche une fourmi de rester au fond du nid, bien au chaud, pendant que les autres travaillent ?
Après tout, quand les fourrageuses ramènent de la nourriture, toute la colonie en profite. Même celles qui n'ont rien fait.
C'est ce qu'on appelle en économie comportementale un jeu de biens publics.
Un groupe construit quelque chose ensemble (la nourriture récoltée, la sécurité du nid). Tout le monde en profite. Mais certains pourraient être tentés de profiter sans contribuer.
Le village qui construit un pont : si tout le monde apporte des pierres, le pont se construit. Mais si vous n'apportez rien, vous pourrez quand même traverser une fois qu'il sera construit. Pourquoi se fatiguer ?
Chez les fourmis, ce problème n'existe quasiment pas.
Pourquoi ?
Trois mécanismes qui tuent le free-riding dans l'œuf
Premier mécanisme : la détection immédiate
Quand une patrouilleuse revient au nid après avoir sécurisé la zone, elle dépose une piste de phéromones. Les fourrageuses détectent cette piste chimique et savent instantanément : "C'est bon, on peut sortir."
Impossible de tricher. Une fourmi qui ne contribue pas est détectée en temps réel par le groupe.
Deuxième mécanisme : le coût instantané
Si les patrouilleurs ne sortent pas, les fourrageuses ne sortent pas. Pas de récolte. Pas de nourriture. La colonie s'affaiblit immédiatement.
Le feedback est instantané.
Et certaines espèces vont encore plus loin. Elles ont développé des systèmes pour détecter et exclure les fourmis qui simulent une activité ou imitent les phéromones d'une caste productive pour profiter sans contribuer. Ces cas sont rares, mais révélateurs : l'organisation ne tolère pas le passager silencieux. Elle l'expulse ou le rend inutile.
Troisième mécanisme : le renforcement naturel
Les fourmis qui contribuent voient leur seuil d'activation diminuer (j'en ai parlé dans l'article 2). Plus elles travaillent, plus elles deviennent efficaces, plus elles contribuent encore. C'est un cercle vertueux.
Résultat : dans une colonie de 100 000 fourmis, environ 40% sont des travailleurs acharnés, 40% contribuent modérément, et 20% sont quasi-inactifs (mais interviennent en cas d'urgence).
Le bien commun est protégé. La colonie prospère.
Pas de free-riding qui s'installe. Pas d'effondrement collectif.
Ce qui se passe dans nos PI Planning (et pourquoi ça s'effondre)
Sprint 4 d'un Trimestre de 5 sprints. Réunion d'équipe chez un grand assureur français:
-Le Scrum Master : "On a un problème. L'équipe Parcours Client ne nous a jamais dit qu'ils refactorisaient leur API. Notre Feature est bloquée."
-Le PO : "Quoi ? Mais on avait validé les dépendances au PI Planning il y a 2 mois !"
Résultat : 3 sprints de travail à replanifier. Une Feature à risque. Un objectif PI compromis.
Vous avez déjà vécu ça ?
Moi, je l'ai vu une dizaine de fois.
Le PI Planning, c'est un jeu de biens publics.
Le bien commun qu'on essaie de construire : un PI aligné, des dépendances gérées, des risques anticipés, une vision partagée.
Les pierres que chaque équipe doit apporter : Features préparées, dépendances identifiées, risques exposés, engagement réaliste.
Le bénéfice : moins de surprises, coordination fluide, prédictibilité accrue.
Sauf que.
Si l'équipe A arrive préparée et que l'équipe B arrive "les mains dans les poches"... l'équipe B profitera quand même de l'alignement créé par A.
Profiter du travail collectif sans y contribuer. En économie comportementale, on appelle ça le free-riding (littéralement : voyager gratuitement, ou "passager clandestin" en français).
Arriver sans Features préparées ("on fera du just-in-time"). Masquer ses risques ("on verra bien"). Ne pas remonter ses dépendances ("ça devrait passer"). S'engager sur des objectifs irréalistes "pour faire bonne figure".
Pourquoi les gens font ça ? Parce que c'est rationnel pour l'individu. Ça évite l'effort, les conversations difficiles. Ça donne l'air "agile".
Le problème ? C'est destructeur pour le collectif.
Et contrairement aux fourmis, nous n'avons aucun des trois mécanismes qui protègent le bien commun.
Pourquoi nous échouons là où les fourmis réussissent
Nous n'avons pas la détection immédiate
Vous pouvez arriver au PI Planning sans préparation, hocher la tête pendant 2 jours, et repartir en ayant donné l'impression de contribuer. Le free-riding est invisible jusqu'au sprint 4.
Les fourmis détectent en temps réel via les phéromones. Nous, on découvre les problèmes 2 mois plus tard.
Le coût est différé, pas instantané
Sprint 1-3 : tout semble aller bien. Sprint 4 : "Ah tiens, une dépendance critique." Sprint 5 : escalade au management, réunions de crise.
Entre le free-riding initial et le coût réel, il y a 2 à 3 mois. Trop tard pour corriger.
Les fourmis souffrent immédiatement. Nous, on paie le prix en différé.
Le renforcement ne se fait pas naturellement
Chez les fourmis, contribuer renforce la contribution. Chez nous, sans reconnaissance explicite, c'est l'inverse.
Les équipes qui contribuent beaucoup finissent épuisées. Elles voient les autres profiter sans effort. Elles réduisent progressivement leur contribution ("pourquoi je me fatiguerais ?").
C'est un cercle vicieux.
Le résultat : si trop d'équipes font du free-riding, le bien commun s'effondre.
Ce que j'ai vu s'effondrer (et ce que j'ai vu prospérer)
Quand le bien commun s'effondre : secteur bancaire
Train de 8 équipes. Projet réglementaire critique. Délais serrés.
Au départ : pas de préparation obligatoire. DoR "recommandée". ROAM board (gestion des risques) facultatif. Aucune reconnaissance des contributeurs.
Premier PI Planning : 3 équipes arrivent préparées. 5 équipes arrivent avec des Post-its vagues ("Améliorer la performance", "Refactoring technique").
Pendant les breakouts, les 3 équipes préparées négocient leurs dépendances. Les 5 autres "observent" et "valident" sans vraiment s'engager.
Sprint 3 : les 3 équipes préparées sont bloquées par les 5 autres qui n'ont pas livré ce qu'elles avaient "validé". Escalade. Réunions de crise quotidiennes.
Sprint 5 : objectif PI raté à 60%. Frustration maximale des 3 équipes contributives : "On s'est fait avoir."
Rétrospective PI : "Les équipes ne voient plus l'intérêt du PI Planning. Elles disent que c'est du théâtre." (grand classique, que vous avez surement deja vu dans vos trains)
Le bien commun s'était effondré. Trop de free-riding, aucun mécanisme pour le contrer.
Quand on construit le bien commun : assureur CAC 40
7 équipes. Projet IARD stratégique. Au départ : silos, frustration, tension entre équipes.
On a mis en place 4 dispositifs inspirés des mécanismes des fourmis.
Dispositif 1 : Pré-PI Planning obligatoire (détection anticipée)
Session J-10 avant le PI Planning. Chaque équipe présente ses Features préparées. Checklist visible par tous. Les équipes non prêtes doivent justifier pourquoi.
L'équivalent des patrouilleurs qui sortent en premier : impossible d'arriver non préparé sans que ce soit visible.
Dispositif 2 : Definition of Ready non-négociable (critères binaires)
Features sans DoR = pas affichées au mur pendant le PI Planning. Message clair : pas de préparation = pas de Feature.
L'équivalent de la piste de phéromones : soit c'est là (validé), soit ça ne l'est pas.
Dispositif 3 : ROAM board public (transparence forcée)
Mur physique géant. Chaque équipe doit coller au moins 1 risque ou 1 dépendance. Revue collective toutes les 2 heures.
Impossible de masquer. Peer pressure positif. Quand tout le monde voit que l'équipe X n'a remonté aucun risque alors qu'elle a un problème d'architecture... la pression sociale joue.
Dispositif 4 : Reconnaissance explicite (renforcement positif)
Reconnaissances publics pour les équipes bien préparées. Partage des bonnes pratiques en rétrospective PI.
Les équipes qui contribuent ne se sentent plus "exploitées". Elles voient leur effort reconnu.
Les résultats :
PI #1 : taux de préparation 40%, 12 dépendances (dont 8 découvertes pendant le PI Planning). Verbatim : "Tendu, beaucoup de flou."
PI #3 : taux de préparation 70%, 24 dépendances (dont 20 avant le PI Planning). Verbatim : "On commence à voir l'intérêt."
PI #8 : taux de préparation 85%, 31 dépendances (dont 28 avant le PI Planning). Transition vers feature teams. Verbatim : "One Team. On a passé un cap." Prédictibilité passée de 45% à 78%.
Le bien commun s'était construit progressivement. Parce qu'on avait recréé artificiellement ce que les fourmis ont naturellement.
Le rôle du RTE : gardien du bien commun
Dans une colonie de fourmis, personne ne "gère" le bien commun. Les mécanismes biologiques le protègent automatiquement.
Dans un train agile, quelqu'un doit jouer ce rôle : le RTE.
Le RTE (Release Train Engineer) est souvent présenté comme un "servant leader" qui facilite. C'est vrai. Mais dans le contexte d'un jeu de biens publics, il a une responsabilité supplémentaire.
Il est le gardien du bien commun.
Pas un contrôleur. Pas un micro-manager. Un gardien.
Avant le PI Planning : vérifier que les Features respectent la DoR. Refuser les Features non préparées. Organiser le pré-PI Planning.
Pendant le PI Planning : rendre visible les dépendances et les risques. Exposer publiquement qui contribue et qui ne contribue pas.
Après le PI Planning : reconnaître les contributeurs. Célébrer les succès collectifs. Documenter les bonnes pratiques.
L'équilibre est délicat. Trop lâche → le free-riding se développe. Trop strict → les équipes se braquent.
L'objectif n'est pas de contrôler. C'est de protéger le bien commun que tout le monde partage.
Chez un client industriel, sur un train de 70 personnes multi-pays, le RTE s'était positionné dès le PI #1 comme garant de la préparation. Verbatim (PI #4) : "Mon job n'est pas de rendre tout le monde heureux. C'est de m'assurer que le PI Planning fonctionne."
Résultat sur 8 PI : taux de préparation stable à 85%, dépendances gérées avant qu'elles ne bloquent, verbatim équipes : "Le PI Planning est notre moment clé du trimestre."
Ce que je retiens
Les fourmis ont résolu le problème du free-riding il y a des millions d'années.
Trois mécanismes biologiques : détection immédiate (phéromones), coût instantané (la colonie souffre), renforcement naturel (plus tu contribues, plus tu es efficace).
Résultat : le bien commun est protégé. La colonie prospère.
Nous n'avons pas ces mécanismes.
Nous devons les construire artificiellement.
Pré-PI Planning obligatoire. Definition of Ready non-négociable. ROAM board public. Reconnaissance explicite.
Sans ces dispositifs, le PI Planning devient du théâtre. Le bien commun s'effondre sous le poids du free-riding.
Avec ces dispositifs, il devient ce qu'il doit être : notre meilleur outil pour créer l'alignement collectif que les fourmis ont naturellement.
J'ai vu des trains s'effondrer faute de protéger ce "bien commun" au sens où nous l'avons defini plus haut. J'en ai vu d'autres prospérer parce qu'on avait mis les bonnes prothèses en place.
La différence n'était pas dans les compétences des équipes. Elle était dans la protection du bien commun.
Et vous ? Votre PI Planning, c'est un bien commun protégé ou un théâtre qui s'effondre ?
Vos équipes sont-elles des fourmis avec leurs mécanismes naturels, ou des humains qui ont oublié de construire leurs prothèses ?
Dans le prochain article, nous explorerons comment modéliser un ART comme un système de seuils, et comment l'IA peut nous aider à diagnostiquer les zones de free-riding, les spécialisations émergentes, et les ressources dormantes.
Références
- Gordon, D.M. (2010). Ant Encounters: Interaction Networks and Colony Behavior. Princeton University Press.
- Hardin, G. (1968). "The Tragedy of the Commons". Science, 162(3859), 1243-1248.
- Article 1 : Le syndrome du noyau actif
- Article 2 : Auto-organisation : pourquoi vos équipes ont besoin de prothèses cognitives
- Article 3 : De component teams à feature teams
- Article 4 : La reine ne commande rien
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